V. LES MASSACRES D'ARMÉNIE VUS DE PARIS |
19e et 20e siècles, les mobilisations se succèdent en France, comme dans d’autres pays d’Europe occidentale, contre les violences de masse perpétrées contre des populations civiles au sein de l’Empire ottoman, comme en Bulgarie, en Macédoine et en Arménie à plusieurs reprises. Les massacres ordonnés par Abdülhamid II contre les Arméniens, entre décembre 1894 et 1896, lui valent en France les surnoms de « Sultan Rouge » et de « Saigneur d’Istanbul ». De nombreux intellectuels qui prennent au même moment la défense du capitaine Dreyfus s’engagent en faveur des droits et de la sauvegarde des Arméniens de l’Empire ottoman. Mais la mobilisation s’étend au-delà des clivages partisans, ralliant également des figures de la droite et de l’antidreyfusisme. L’action menée par Pierre Quillard, rédacteur en chef de la revue Pro Armenia, notamment lors de la préparation du Congrès international des Arménophiles de Bruxelles, en 1902, laisse entrevoir l’étendue des ramifications politiques et sociales de ces mobilisations. Au tournant des
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Intervention de Jean Jaurès à la Chambre des députés, en présence du ministre des Affaires étrangères Gabriel Hanotaux, le 3 novembre 1896 |
M. le ministre, j’ai admiré avec quel courage vous avez essayé, à cette tribune, de renverser les responsabilités ; j’ai entendu, contre ceux que vous appeliez les agitateurs arméniens au dehors, des paroles sévères et un avertissement où il y avait quelque menace. […] Et c’est contre eux, monsieur le ministre des Affaires étrangères de France, qu’au lendemain de ces massacres qui ont fait cent mille victimes, oubliant que c’est l’Europe qui a manqué à sa parole, c’est contre ces victimes que vous avez eu ici les paroles les plus sévères ! […] Il est inutile, à l’heure où nous sommes, d’étaler de nouveau devant la Chambre et devant le pays, trop longtemps indifférent ou peu averti, les horreurs qui ont été accumulées en Asie Mineure. […] Oui, messieurs, il a été accumulé contre les populations d’Asie Mineure un ensemble de faits dont on a pu dire qu’ils avaient à peine, à ce degré, quelques précédents. […] Et, lorsque, dans les rapports des délégués et de la commission d’Erzeroum chargés d’examiner les faits qui s’étaient produits à Sassoun, lorsque, dans les rapports officiels des consuls de l’Europe sur les faits des six principaux vilayets d’Asie Mineure, j’ai lu le détail des brutalités atroces commises de concert par les Kurdes et par la soldatesque du Sultan ; lorsque j’y ai vu les premières résistances de cette population arménienne, si longtemps moutonnière et passive, à l’arbitraire et aux pilleries des Kurdes ; lorsque j’y ai vu les premières rencontres sanglantes de ces nomades, dans les ravins et les bois, avec les pâtres et les laboureurs de l’Arménie, et la fureur soudaine des Kurdes, et la guerre d’extermination qui a commencé, et l’émigration des familles arméniennes partant de leurs maisons détruites par l’incendie ; et les vieillards portés sur les épaules, puis abandonnés en chemin et massacrés ; et les femmes et les mères affolées mettant la main sur la bouche de leurs enfants qui crient, pour n’être pas trahies par ces cris dans leur fuite sous bois, et les enfants cachés, tapis sous les pierres, dans les racines des arbres, et égorgés par centaines ; et les femmes enceintes éventrées, et leurs fœtus embrochés et promenés au bout des baïonnettes ; et les filles distribuées entre les soldats turcs et les nomades kurdes et violées jusqu’à ce que les soldats les ayant épuisées d’outrages les fusillent enfin en un exercice monstrueux de sadisme, avec des balles partant du bas-ventre et passant au crâne, le meurtre s’essayant à la forme du viol ; et le soir, auprès des tentes où les soldats et les nomades se livraient à la même orgie, les grandes fosses creusées pour tous ces cadavres, et les Arméniens fous de douleur qui s’y précipitaient vivants ; et les prêtres décapités, et leurs têtes ignominieusement placées entre leurs cuisses ; et toute cette population se réfugiant vers les hauts plateaux ; – et puis, lorsque tous ces barbares se sont aperçus que l’Europe restait indifférente, qu’aucune parole de pitié ne venait à ceux qu’ils avaient massacrés et violentés, la guerre d’extermination prenant tout à coup des proportions beaucoup plus vastes : et ce n’étaient plus de petits groupes qu’on massacrait, mais, dans les villes, par grandes masses de 3 000 et 4 000 victimes en un jour, au son du clairon, avec la régularité de l’exécution d’une sentence : voilà ce qui a été fait, voilà ce qu’a vu l’Europe ; voilà ce dont elle s’est détournée ! – et lorsque, je le répète, j’en ai vu le détail, il m’a semblé que toutes les horreurs de la guerre de Trente ans étaient déchaînées dans cet horizon oriental lointain et farouche. Mais ce qui importe, ce qui est grave, ce n’est pas que la brute humaine se soit déchaînée là-bas ; ce n’est pas qu’elle se soit éveillée. Ce qui est grave, c’est qu’elle ne s’est pas éveillée spontanément ; c’est qu’elle a été excitée, encouragée et nourrie dans ses appétits les plus féroces par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe avait échangé plus d’une fois, gravement, sa signature. Car c’est là ce qui domine tout : c’est le Sultan qui a voulu, qui a organisé, qui a dirigé les massacres. […] Et il a pensé, messieurs, et pensé avec raison, qu’il n’avait, pour aboutir dans ce dessein, qu’à mettre l’Europe devant le fait accompli, devant le massacre accompli. Il l’a vue hésitante, incertaine, divisée contre elle-même, et pendant que les ambassadeurs divisés, en effet, et impuissants le harcelaient, en pleine tuerie, de ridicules propos de philanthropie et de réformes, il achevait, lui, l’extermination à plein couteau, pour se débarrasser de la question arménienne, pour se débarrasser aussi de l’hypocrite importunité d’une Europe geignante et complice comme vous l’êtes. […] Et le Sultan lui-même voulait pouvoir prouver aux ambassadeurs, qui passaient au palais, sa bonne loi et la bonne foi de ses bons sujets ; et l’on exigeait des Arméniens, à l’heure même où leurs familles râlaient sous le meurtre, qu’ils attestassent que c’étaient eux les coupables, que c’étaient eux qui avaient commencé ; et il y a un de vos consuls qui raconte qu’un des principaux témoins a été torturé comme je vais vous dire : on lui trépanait doucement la tête, puis on y introduisait une coquille de noix ou de noisette remplie de poix et, dans l’intervalle des évanouissements successifs que provoquait cette atrocité, on lui disait : «Veux-tu maintenant signer que ce sont tes frères d’Arménie qui ont commencé ?» Voilà les témoignages que l’on apportait à l’Europe ! Voilà la vérité sur la responsabilité du Sultan !
[…] Messieurs, M. Clemenceau disait il y a quelques semaines, dans un article éloquent, qu’il y a un siècle, devant de pareils massacres, l’Europe entière n’eût pas hésité à faire appel à la France et que la France eût répondu. […] Quoi ! le silence complet, silence dans la presse, dont une partie, je le sais, directement ou indirectement, a été payée pour se taire, silence dans nos grands journaux, dont les principaux commanditaires sont les bénéficiaires de larges entreprises ottomanes, mais surtout silence du gouvernement de la France ! Quoi, devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du droit humain, pas un cri n’est sorti de vos bouches, pas une parole n’est sortie de vos consciences, et vous avez assisté, muets et, par conséquent, complices, à l’extermination complète… […] Et alors, puisque les gouvernements, puisque les nations égarées par eux sont devenus incapables d’établir un accord élémentaire pour empêcher des actes de barbarie de se commettre au nom et sous la responsabilité de l’Europe, il faut que partout le prolétariat européen prenne en mains cette cause même. Il faut que partout il manifeste son indignation et sa volonté, et qu’il oblige ainsi les puissances misérables, qui, pour ne pas se dévorer entre elles, laissent assassiner tout un peuple, à accomplir leur devoir d’élémentaire humanité avec un ensemble qui supprimera toute possibilité de résistance et de conflit, et qui conciliera l’œuvre de paix et l’œuvre de justice. Tel est le sens de l’ordre du jour que nous avons remis à M. le président et que je prie la Chambre de voter. |
Transcription de la lettre de Pierre Quillard à Malachia Ormanian |
LA FABRIQUE DU MILITANTISME L’organisation du premier Congrès international des arménophiles (Bruxelles, 1902) |
DANS LES COULISSES DE LA MOBILISATION |
Lettre de Camille Bloch, archiviste et député du Loiret, à Pierre Quillard, datée du 29 juin 1902, par laquelle il déclare adhérer au congrès des arménophiles de Bruxelles. |
LES MILLE VISAGES DE L'ENGAGEMENT L’organisation du congrès de Bruxelles est le fruit d’une collaboration entre divers groupements arménophiles à l’échelle européenne : au Danemark, en Allemagne, Autriche-Hongrie, Angleterre, Russie, Belgique, Suisse, Italie, Norvège et Suède notamment. En France, les signatures de soutien à l’organisation du congrès recueillies par Pierre Quillard laissent entrevoir l’étendue des milieux professionnels et sociaux touchés par la mobilisation en faveur des Arméniens. Aux côtés de nombreux hommes politiques de premier plan, comme Jean Jaurès, Georges Clemenceau, Aristide Briand, et de figures du mouvement arménophile comme Séverine, Jean Longuet, Francis de Pressensé, Bernard Lazare ou encore Élisée Reclus, on y trouve des figures du monde académique et universitaire, comme l’historien Gabriel Monod et de nombreux universitaires et enseignants, d’anciens ministres et diplomates, journalistes et rédacteurs de presse, avocats et juristes. Fait significatif, la mobilisation possède aussi une dimension populaire et recueille les signatures de nombreux artisans, petits commerçants, employés, ouvriers et ouvrières.
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