AVANT PROPOS  INTRODUCTION I. LES PRÉMICES D’UN GÉNOCIDE   II. LES LOGIQUES DE LA VIOLENCE III. LA MISE EN ŒUVRE DU GÉNOCIDE IV. L’HEURE DES BILANS V. LES MASSACRES D’ARMÉNIE VUS DE PARIS

 

 

 III. LA MISE EN ŒUVRE DU GÉNOCIDE

 

 


Hamidiye DiyarbekirEscadron hamidiye de Diyarbekir intégré à la Teşkilât-ı Mahsusa, cérémonie avant le départ en mission(coll. Bibliothèque Nubar). 

 

 

 


1. LES OUTILS DE L'EXTERMINATION


La décision d’exterminer les Arméniens a été prise entre le 20 et le 25 mars 1915, au cours de plusieurs réunions du comité central unioniste convoqué au retour d’Erzerum du docteur Bahaeddin Şakir, président de lOrganisation spéciale (Teşkilât-ı Mahsusa).
 L’exécution du plan d’extermination a été confiée à ce groupe paramilitaire dirigée par un bureau politique comprenant quatre des neufs membres du comité central unioniste : les docteurs Bahaeddin Şakir et Mehmed Nâzım, Atıf bey et Yusuf Rıza bey.

Le quartier général de l’Organisation spéciale (OS) était basé au siège du CUP, à Istanbul. L’Organisation avait son représentant au ministère de la Guerre, Kuşçubaşızâde Eşref [Sencer], qui assurait la formation et l’équipement des forces de l’OS, ainsi que son financement. Ses cadres étaient recrutés parmi les officiers membres du parti et ses exécutants parmi les criminels de droit commun libérés par le ministère de la Justice, ou encore parmi des tribus tcherkesses ou kurdes. Les escadrons opéraient sur des sites fixes en s’en prenant aux convois de déportés arméniens.

 

Le rôle de l’administration et des secrétaires responsables du CUP


 Dans le partage des tâches, la planification des déportations était assurée par le Directorat pour l’installation des tribus et des migrants (Iskân-ı Aşâyirîn ve Muhâcirîn Müdüriyeti ou IAMM), sous la direction de Muftizâde Şükrü Kaya, délégué à Alep fin août 1915 pour y établir une sous-direction des déportés. La police dressait les listes d’hommes à déporter. La gendarmerie assurait l’« encadrement » des convois. Les services du Trésor s’occupaient de récupérer et répartir les « biens abandonnés ». Les coordinateurs de ces opérations étaient les « secrétaires-responsables » délégués par le parti dans les provinces.

 

Le rôle de l’armée dans les violences de masse



La IIIe armée, contrôlant les six vilayets orientaux, a été directement impliquée dans les exactions commises contre les populations civiles entre décembre 1914 et février 1915, sur le front du Caucase, puis dans les vilayets de Van et de Bitlis, en coopération avec des escadrons de l’Organisation spéciale.

 

 

 

 

2. LA PREMIÈRE PHASE DU GÉNOCIDE (AVRIL - OCTOBRE 1915)


L’élimination des conscrits de la IIIe armée ottomane et des hommes adultes


 Convoi d’hommes adultes arméniens emmenés sous escorte depuis le konak ou siège du gouverneur du gouverneur (vali) de Mezre, pour une destination inconnue (coll. Pères mekhitaristes de Venise).Convoi d’hommes adultes arméniens emmenés sous escorte depuis le konak ou siège du gouverneur (vali) de Mezre, pour une destination inconnue (coll. Pères mekhitaristes de Venise).Sur ordre donné par le ministre Enver le 28 février 1915, les dizaines de milliers de conscrits arméniens servant dans la IIIe armée ont été désarmés et versés dans des bataillons de travail (amele taburiler) ou exécutés.

En mai 1915, les autorités internent et exécutent les hommes âgés de 16 à 60 ans ou optent, dans les districts à forte densité arménienne, pour la conscription des 16-19 ans et 41-60 ans, jusqu’alors épargnés.

Ces hommes sont exécutés à l’écart des villes et des villages, dans des lieux isolés.

 
 

L’arrestation des élites arméniennes


Circulaire adressée par le ministère de l’Intérieur, Direction générale de la police nationale, au commandant en chef de l’armée ottomane et à d’autres institutionsLe 24 avril 1915, sur ordre du ministre de l’Intérieur, Talât, les autorités procèdent à l’arrestation des élites arméniennes, à Istanbul comme dans les villes de province.

Ces hommes sont exécutés sur place ou momentanément convoyés et internés à Çangırı (près de Kastamonu) et Ayaş (près d’Ankara), avant d’être assassinés. Dès la fin de la guerre, la date du 24 avril (le 11 avril dans le calendrier julien alors utilisé par les Arméniens ottomans) a été retenue comme jour de commémoration de l’ensemble des massacres qu’elle a précédés. 

 

 

Circulaire adressée par le ministère de l’Intérieur, Direction générale de la police nationale, au commandant en chef de l’armée ottomane et à d’autres institutions, ordonnant notamment « l’arrestation des chefs et des membres des comités [...] bien connus des forces de police », datée du 24 avril 1915 et signée par le ministre de l’Intérieur, Mehmed Talât.

 

 

 Les déportations à Zeytoun et l’autodéfense de Van


Le nid d’aigle de Zeytoun Le nid d’aigle de Zeytoun (Süleymanli) dont la population, réputée combative et rétive au pouvoir central, est la première visée par le pouvoir unioniste et déportée début avril 1915 (coll. Pères mekhitaristes de Venise).

Dès la fin du mois de mars 1915, les premiers signes du projet génocidaire du CUP sont perceptibles : la population arménienne de Zeytoun (aujourd’hui Süleymani) et de Dörtyol est déportée.

Les 18 et 19 avril, environ 15 000 villageois des environs de Van se réfugient en ville, fuyant les massacres opérés par les escadrons de l’Organisation spéciale. Les jours précédents, deux leaders arméniens ont été assassinés sur ordre du vali Cevdet.

Le 20 avril au matin, les Arméniens de Van se retranchent dans leurs deux quartiers : ils vont résister plus d’un mois aux forces turques jusqu’à ce que l’armée russe du Caucase approche de la ville.

Ces événements, présentés à Istanbul comme une révolte arménienne, servent de justification aux déportations qui commencent.

En mai 1915, ayant pris le contrôle du vilayet de Van, l’armée russe dénombre 55 000 cadavres, soit un peu plus de 50 % de la population arménienne de cette province.

 

 

                                                                                            

Résistance et fuite vers le Caucase dans le vilayet de Van


Convoi d’Arméniens fuyant vers le CaucaseConvoi d’Arméniens fuyant vers le Caucase, photographiés à quelques kilomètres de Kızılkilise (coll. Bibliothèque Nubar)Fin juillet 1915, alors que l’armée russe approche de Bitlis en provenance du front du Caucase, l’ordre général d’évacuation arrive de Saint-Pétersbourg. Les Arméniens de Van, du Chadakh et du Khizan prennent la route du Caucase, échappant au sort de leurs congénères.

 

 

 

 

 

 

 La déportation des femmes, des enfants et des vieillards

L’examen des opérations de déportation montre que l’élimination des populations des six vilayets orientaux – le territoire historique des Arméniens – était une priorité du Comité Union et Progrès. La déportation des femmes, des enfants et des vieillards a été précédée par l’élimination sur place des individus de sexe mâle considérés comme valides et potentiellement dangereux. S’agissant de l’exode, les méthodes et les moyens utilisés indiquent que les convois partis des vilayets orientaux, en mai et juin 1915, ont été méthodiquement détruits en cours de route et qu’une faible minorité des déportés seulement est arrivée dans les « lieux de relégation ». En revanche, les Arméniens des colonies d’Anatolie ou de Thrace ont été, de juillet à septembre 1915, expédiés vers la Syrie par familles entières, souvent par train, et sont parvenues au moins jusqu’en Cilicie.

 

 

 

Carte générale animée des massacres et des déportations dans l’Empire ottoman 

 

 

 

 

Les sites-abattoirs de l’Organisation spéciale


Utilisée par l’historien Raymond Kévorkian (Le génocide des Arméniens, 2006) pour désigner les principaux lieux de massacres mis en place par l’Organisation spéciale sur les routes de la déportation, l’expression « site-abattoir » renvoie aux formules employées par certains témoins contemporains du génocide comme le consul des États-Unis à Kharpert [Harpout, actuel Elazığ], Leslie Davis, dans son rapport sur « la province abattoir » (The Slaughterhouse Province). Parmi les nombreux sites-abattoirs, les deux plus importants avaient pour cadre des gorges servant de passages obligés pour les convois : le site de Kemah, au sud-ouest d’Erzincan, sur l’Euphrate supérieur, où des dizaines de milliers d’hommes ont été exterminés en mai et juin 1915 sous la supervision directe du docteur Bahaeddin Şakir, patron de l’Organisation spéciale ; celui de Kahta, dans le massif montagneux situé au sud de Malatia, par lequel cinq cent mille déportés sont passés.

 

 

 

 LES CARTES DE LA DÉPORTATION  cliquez pour visionner

 Carte 02 8 Carte 03 7 Carte 04 5 Carte 05 10 Carte 06 4 Carte 07 3 Carte 08 6 Carte 09 2 Carte 10 1 Carte 11 11 Carte 12 12 Carte 13 13

 

 3. SPOLIATION ET LIQUIDATION DES BIENS ARMÉNIENS

Kara KemalKara Kemal (1866-1928). Le programme baptisé Millî Iktisat (« économie nationale ») a constitué le volet économique du génocide, sa justification, mais aussi une incitation directe pour sa mise en œuvre, du sommet de l’État jusqu’aux exécutants sur le terrain. Il a surtout profité à l’élite unioniste et au parti-État constitué par le Comité Union et Progrès, mais aussi aux militants du CUP en général. Il s’agissait officiellement de constituer une classe d’entrepreneurs « turcs » en leur transférant la possession des entreprises et des propriétés arméniennes. L’action des commissions dites des « biens abandonnés » (emvali metruke) a aussi permis au régime jeune-turc d’accaparer les biens mobiliers et immobiliers des populations déportées, ainsi que les biens dits wakıf, en principe inaliénables, possessions d’institutions religieuses. Parmi les biens wakıf, nombre de monastères et d’églises matérialisant l’ancrage millénaire des Arméniens dans ces régions ont été détruits dès 1915-1916.

Appartenant au premier cercle du CUP, nommé ministre du Ravitaillement dans le cabinet Said Halim, il a été chargé de mettre en œuvre le projet de la Millî Iktisat (« économie nationale ») et de gérer les emvali metruke ou commissions des « biens abandonnés » – autrement dit le pillage légalisé des biens arméniens, notamment au profit du CUP.

 

 

 

 

 

4. LA DEUXIÈME PHASE DU GÉNOCIDE : DANS LES CAMPS DE SYRIE ET DE MÉSOPOTAMIE

(FÉVRIER-DÉCEMBRE 1916)


 Cemal pachaCemal pacha, membre éminent du Comité Union et progrès, ministre de la Marine, commandant en chef de la ivème armée ottomane, en compagnie de chefs de tribus bédouines. La Syrie était sous son contrôle, mais il n’avait aucun pouvoir sur l’administration des camps de concentration (coll. Bibliothèque Nubar).L’ultime étape du processus de destruction vise les déportés originaires d’Asie Mineure et de Cilicie et, dans uneAlepAlep déportés Hans Alepmoindre mesure, des provinces arméniennes de l’Est anatolien. Il a pour cadre la vingtaine de camps de concentration de Syrie et de Haute-Mésopotamie mise en place à partir d’octobre 1915. Gérés par une Sous-direction des déportés attachée au Directorat pour l’installation des tribus et des migrants (Iskân-ı Aşâyirîn ve Muhâcirîn Müdîriyeti ou IAMM) et dépendant du ministère de l’Intérieur, ces camps ont accueilli environ 700 000 déportés. Plus de 100 000 Ciliciens ont par ailleurs été relégués dans des zones rurales et isolées situées le long d’une ligne allant d’Alep à la mer Rouge.

En mars 1916, environ 500 000 internés subsistaient dans les camps de Syrie-Mésopotamie et dans quelques lieux de relégation. Une ultime décision a alors été prise par le comité central jeune-turc pour procéder à leur liquidation. D’avril à décembre 1916, deux sites, Ras ul-Ayn et Deir Zor, ont été le cadre de massacres systématiques qui ont fait plusieurs centaines de milliers de morts, principalement des femmes et des enfants.2 result

 Camps Alep

 

Réseau des camps de concentration de la vallée de l’Euphrate et des sites-abattoirs de la vallée du Khabour 

Tableau des victimes « de mort naturelle » dans les camps de concentration

(liées à la faim, aux épidémies et aux intempéries)

Localisation du camp Période de fonctionnement du camp

Nombre de victimes

Mamura été-automne 1915

c. 40 000

Islahiye août 1915 à janvier 1916

c. 60 000

Karlık et Sebil été 1915 à automne 1916

c. 10 000

Radjo, Katma et Azaz automne 1915 à printemps 1916

c. 60 000

Mounboudj [Manbidj] automne 1915 à février 1916

?

Bab et Akhterim octobre 1915 au printemps 1916

c. 50 000

Arabpunar début octobre à mi-novembre 1915

c. 4 000

Ras ul-Ayn octobre 1915 à fin mars 1916

c. 13 000

Dipsi novembre 1915 à avril 1916

c. 30 000

Lalé et Tefridjé décembre 1915 à février 1916

c. 5 000

Meskéné novembre 1915 à septembre 1916

c. 60 000

Abuharar, Hamam novembre 1915 à avril 1916

?

Deir Zor novembre 1915 à novembre 1916

c. 40 000