AVANT PROPOS  INTRODUCTION I. LES PRÉMICES D’UN GÉNOCIDE   II. LES LOGIQUES DE LA VIOLENCE III. LA MISE EN ŒUVRE DU GÉNOCIDE IV. L’HEURE DES BILANS V. LES MASSACRES D’ARMÉNIE VUS DE PARIS

 

 

 II. LES LOGIQUES DE LA VIOLENCE

 

 

 1. LA MONTÉE EN PUISSANCE DU COMITÉ UNION ET PROGRÈS


Idéologie et réseaux d'influence du pouvoir jeune-turc

Mehmed Talât, Ismail Enver et Halil Bey, membres éminents du CUP Mehmed Talât, Ismail Enver et Halil Bey, membres éminents du CUP (photographie parue dans Alfred Nossig, Die Neue Türkei und ihre Führer, Halle : O. Hendel, non daté [1916], p. 8).Le palais de Dolmabahçe, centre du pouvoir du Comité Union et Progrès Le palais de Dolmabahçe, centre du pouvoir du Comité Union et Progrès (coll. Michel Paboudjian).De 1908 à 1918, l’Empire ottoman a été dirigé, presque sans discontinuité, par le Comité Union et Progrès, un parti entièrement contrôlé par un comité central de neuf membres, constituant un pouvoir occulte.

En dépit des espoirs qu’ils avaient suscité en accédant au pouvoir, faisant miroiter l’établissement d’une égalité réelle au sein de l’Empire ottoman entre les groupes dominants musulmans et les groupes dominés chrétiens et juifs, les principaux responsables du CUP étaient très largement imprégnés d’une idéologie darwiniste sociale d’inspiration européenne. À leurs yeux, le CUP au pouvoir avait pour mission de régénérer la « race turque », de lui faire retrouver les vertus des ancêtres.

Majoritairement formé d’officiers et de membres issus des marges de l’empire, principalement des Balkans et du Caucase, le CUP a assis son pouvoir en développant un réseau de clubs locaux, et en remplaçant progressivement les cadres de l’armée et de l’administration par des militants du parti. Parallèlement, le CUP a tissé des liens étroits dans les provinces avec les notables locaux, les cadres religieux et les chefs tribaux. Toutes ces ramifications favorables à son influence sur le terrain se sont avérées plus tard de redoutables leviers d’action au moment de la mise en œuvre du génocide.

 

 

 

 

 

 

Guerres balkaniques et crise intérieure


Entre la révolution jeune-turque de 1908 et le coup d’État du 25 janvier 1913, qui instaure un régime de parti unique, laissant les mains libres au Comité Union et Progrès, les crises internes et externes se sont multipliées et ont contribué à la radicalisation de ses dirigeants.

À la suite des guerres des Balkans de 1912 et 1913, qui ont vu la coalition balkanique infliger une humiliante défaite aux forces ottomanes et amputer l’empire de la quasi-totalité de ses derniers territoires européens, les éléments les plus radicaux prennent le pouvoir au sein du CUP.

 

 

 Le docteur Mehmed Nâzım (1870-1926), membre du comité central unionisteLe docteur Mehmed Nâzım (1870-1926), membre du comité central unioniste.

Il fut l’un des chefs de l’Organisation spéciale (Teskilât-ı Mahsusa) au cours du génocide (coll. des Pères mekhitaristes de Venise).

 Mehmed Talât (1874-1921), chef du comité central unioniste, ministre de l’IntérieurMehmed Talât (1874-1921), chef du comité central unioniste, ministre de l’Intérieur. Homme fort du gouvernement et du parti, il fit pencher la balance en faveur des membres les plus radicaux du comité central (coll. Bibliothèque Nubar).

 

 Ismail Enver (1881-1922), membre du comité central unioniste, ministre de la Guerre Ismail Enver (1881-1922), membre du comité central unioniste, ministre de la Guerre (coll. Bibliothèque Nubar).  Ahmed Cemal [Djemal] (1872-1922), membre du comité central unioniste, ministre de la MarineAhmed Cemal [Djemal] (1872-1922), membre du comité central unioniste, ministre de la Marine, commandant en chef de la IVe armée ottomane sur les fronts de Syrie, Mésopotamie et Palestine (coll. Bibliothèque Nubar).

 

 

 2. LE PROJET DE RÉFORME EN ARMÉNIE : UNE DERNIÈRE CHANCE DE COHABITATION

 Spoliation et insécurité permanente


La cathédrale d'EtchmiadzineLa cathédrale d'Etchmiadzine au début du 20e siècle (coll. Bibliothèque Nubar)L’arrivée au pouvoir des jeunes-turcs a été perçue comme un progrès et l’occasion de mettre en œuvre des réformes susceptibles d’améliorer la sécurité des populations arméniennes des provinces orientales.
 Après quatre ans de vains efforts, alors que les provinces orientales se vidaient de leur population, du fait de l’émigration massive engendrée par l’insécurité et la misère, les instances arméniennes ont décidé, en octobre 1912, d’internationaliser la question des réformes. Le catholicossat d’Etchmiadzine, le Patriarcat arménien de Constantinople, les partis politiques et quelques personnalités s’engagent alors dans des négociations.

 

 

 

 

Le plan de réformes

Le baron Hans Von Wangenheim, ambassadeur d’Allemagne à ConstantinopleLe baron Hans Von Wangenheim, ambassadeur d’Allemagne à Constantinople, négociateur du projet de réforme en Arménie (The World’s Work, vol. 36, 1918).Le 25 décembre 1913, Russes et Allemands remirent officiellement un projet de réformes au gouvernement ottoman. Le plan prévoyait l’unification des six vilayets orientaux dits « arméniens » ; la nomination d’un gouverneur chrétien, ottoman ou européen ; la nomination d’un conseil d’administration et d’une assemblée provinciale mixte, musulmane et chrétienne ; la formation d’une gendarmerie mixte ; la dissolution des régiments hamidiye créés sous le règne d’Abdülhamid II et dont l’existence avait été maintenue ; la formation d’une commission chargée d’examiner les confiscations de terres survenues au cours des dernières décennies, etc. Le 21 février 1914, la Sublime Porte finit par accepter cet accord, sans avoir pu faire supprimer la clause relative au contrôle occidental qui serait mis en place pour surveiller l’application effective des réformes dans les provinces arméniennes. Deux inspecteurs généraux, un Norvégien et un Hollandais, furent désignés mais n’eurent pas la possibilité ni le temps de prendre réellement leurs fonctions, en raison du déclenchement de la guerre.

 

 

 

3. L'ENTRÉE EN GUERRE ET LA RADICALISATION DES CHEFS UNIONISTES FACE AUX ARMÉNIENS

 (JANVIER 1914 - MARS 1915)

Soldats ottomans mobilisés à la gare ferroviaire d’IstanbulSoldats ottomans mobilisés à la gare ferroviaire d’Istanbul, 1er août 1914 (photographie de Victor Forbin, archives du Foreign Office, Kew).Comme pour d’autres génocides au 20e siècle, la guerre a constitué une condition essentielle à la mise en œuvre d’une politique systématique d’extermination des Arméniens. L’Empire ottoman n’entre en guerre aux côtés des Puissances centrales qu’en octobre 1914, mais la mobilisation générale est décrétée dès le mois d’août. Elle concerne également les Arméniens âgés de 20 à 40 ans, autrement dit les « forces vives » du millet arménien, ainsi neutralisées. C’est dans ce contexte favorable, alors que les grandes puissances étaient elles-mêmes plongées dans la guerre, que les dirigeants unionistes ont accéléré la réalisation de leur projet d’homogénéisation ethnique de l’Asie Mineure en décidant de détruire les communautés arméniennes et syriaques de l’empire.

 

Parade à l’occasion de l’entrée en guerre de l’Empire ottomanParade à l’occasion de l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, Constantinople, novembre 1914 (coll. Bibliothèque Nubar).L’échec cinglant essuyé par l’armée ottomane à Sarıkamış, à la fin du mois de décembre 1914, a convaincu le comité central du CUP – Mehmed Talât, Midhat Şükrü, le docteur Nâzım, Kara Kemal, Yusuf Rıza, Ziya Gökalp, Eyub Sabri [Akgöl], le docteur Rüsûhi, le docteur Bahaeddin Şakir et Halil [Menteşe] – de compenser ces revers par une politique intérieure radicale à l’égard des Arméniens

 

 

 

 

LES PREMIÈRES VIOLENCES DE MASSE SUR LE FRONT DU CAUCASE (DÉCEMBRE 1914 - FÉVRIER 1915)

La carte des premières violences de masse sur le front du caucase (décembre 1914 - février 1915)L’offensive ottomane sur le front caucasien est accompagnée, sous couvert d’opérations militaires, de massacres localisés, en particulier dans la région d’Artvin et tout au long de la frontière avec la Perse, où la population arménienne d’une vingtaine de villages est massacrée, de même qu’en Azerbaïdjan perse, où des contingents de l’armée ottomane, soutenus par des chefs tribaux kurdes, exterminent les villageois arméniens des plaines de Khoy, Salmast et Ourmia.